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Enfance Adolescence

Anecdote :

 Histoire de parfum...

 

I - NAISSANCE (D'UN NOM)

Dans son autobiographie, Portrait d'un homme du siècle (Belfond, Paris, 1989), Franco Zeffirelli raconte ainsi les circonstances de sa naissance :

Bribe par bribe, je parvins à reconstituer toute l'histoire. Une histoire qui me paraissait pourtant aussi irréelle que s'il se fût agi de la vie d'un autre. jamais assuré de ma propre identité, je constatais combien l'existence des autres enfants différait de la mienne. [...] Ottorino Corsi était un homme séduisant, vigoureux, fort et bien bâti malgré sa petite taille. Il avait commencé à perdre ses cheveux de bonne heure et, à ma naissance, il se trouvait déjà à moitié chauve. A Florence, chacun respectait Ottorino Corsi, négociant reparti de rien après que mon grand-père, dans sa folie, eut dilapidé tout son héritage.

Notre famille - une famille de bons propriétaires terriens - était originaire de la région de Vinci, la ville natale de Léonard. Quand il devint évident que mon grand-père n'avait pas toute sa raison, sa mère, qui gardait la tête froide, décida de laisser ses terres et ses biens à mon père, encore mineur à l'époque. Mais sur ce, mon grand-père, témoignant de cette détermination que certains membres de ma famille montrent à réaliser et à réussir et d'autres, à se détruire, refusa de travailler. Il adorait la musique, qu'il avait étudiée, et résolut de devenir chef d'orchestre, Il recruta à ses frais un ensemble de cinquante musiciens, qu'il fit venir avec femme et enfants de la région des Pouilles, en Italie du Sud. Aujourd'hui encore, on trouve, à Vinci et dans les environs, des gens qui portent des noms caractéristiques du Sud, les descendants, sans nul doute, des musiciens de mon grand-père. Celui-ci avait promis à ses instrumentistes de les entretenir et de les loger, mais il ne possédait aucun argent en propre : il n'avait que celui de son fils. Aussi recourut-il à de multiples emprunts auprès de créanciers qui comptaient sur la générosité de mon père. Il commença de diriger son orchestre et donna des concerts dans tous les villages des alentours. C'est de lui, à coup sûr, que j’ai hérité mon tempérament musical. Qu'aurait-il pu, d'ailleurs, me léguer d'autre? Inéluctablement, mon grand-père fut l'objet d'une contrainte par corps. Mon père, qui venait d'avoir vingt ans, le fit libérer sous caution. Ne pouvant envisager l'idée de le laisser moisir en prison, il signa tous les papiers qu'on voulut et paya toutes les dettes qu'on lui présenta. A la fin, il ne lui restait plus un sou. En quelques jours, la famille fut obligée de quitter la maison. Mais mon grand-père ne sembla pas prendre conscience du désastre. Il s'en allait seul, par les rues, faisant mine de diriger un orchestre, en tenant d'une main sa baguette et de l'autre le pichet de vin auquel il s'abreuvait.

Quand, bien des années plus tard, mon père me raconta cette histoire, je me mis en colère. Pourquoi était-il allé contre les vœux de sa grand-mère, pourquoi avait-il sacrifié notre héritage? Mais l'idée qu'un fils puisse abandonner son père, pour quelque raison que ce soit, n'était guère de celles qu'il souhaitait m'entendre exprimer. Aussi me demanda-t-il de me taire. S'il avait, lui, toute sa raison, mon père conservait quelque chose de l'impétuosité du vieil homme. Dans un village voisin, il rencontra une jeune fille, du nom de Corinna, qui ne tarda pas à se trouver enceinte. Mon père l'épousa aussitôt. Elle, lui et le vieux fou quittèrent Vinci pour Florence où mon père espérait prendre un nouveau départ dans les affaires.

Parmi les membres de ma famille qui ont survécu, personne n'a pu me donner beaucoup de détails sur les années antérieures à la Première Guerre mondiale. Je sais que mon père commença par travailler à la poste et que des parents lui prêtèrent une somme suffisante pour monter un négoce. Mais mon père prétendit toujours qu'il avait pu s'en sortir grâce à la guerre elle-même. Une blessure dans un accident de cheval, en 1913, lui évita d'être envoyé au front. Alors que la plupart des jeunes gens partaient, mon père resta chez lui, bénéficiant ainsi de la chance de se mettre à son compte et de se lancer avec succès dans le commerce de la soie et de la laine. A Florence, il disposait en outre d'une ample réserve de jeunes femmes esseulées où il n'avait qu'à faire son choix. Les liaisons avec les femmes mariées, c'était sa spécialité. Soucieux de ne pas prendre la responsabilité de faire un enfant à une jeune fille célibataire, il ne se gêna certes pas avec les épouses des autres hommes.

Corinna n'ignorait certainement pas les aventures de son mari. Mais elle faisait partie de ces épouses qui ressentent une sorte de fierté à l'idée que leur mari plaît aux autres femmes. Elle se contentait de fermer les yeux. Puis mon père rencontra ma mère et ce fut une tout autre histoire. Ma mère, Alaide Garosi, était une dessinatrice de mode et une couturière à succès, propriétaire d'un atelier au centre de Florence, place Vittorio-Emanuele, près de la cathédrale. Elle avait épousé un juriste nommé Cipriani, bientôt cloué au lit par une longue maladie que l'on diagnostiqua comme une tuberculose incurable. Livrée à elle-même la plupart du temps, ma mère se consacra à sa carrière. Mon père était l'un des fournisseurs de son entreprise. Quand ils se rencontrèrent, elle avait déjà trois enfants de son mari: une fille aînée, Adriana, un fils nommé Ubaldo et la cadette, Giuliana. Travaillant très dur, bien souvent éloignée de son époux confiné dans quelque sanatorium, elle constituait une proie très vulnérable et, je l'imagine, mon père ne tarda pas à s'en apercevoir. Il se mit alors à l'affût et attendit le moment favorable, celui où, accablée de solitude, elle se rendit compte que son mari n'avait plus pour longtemps à vivre. Cette fois, pourtant, les choses étaient différentes. Il ne s'agissait plus, pour mon père, de l'une de ses amourettes habituelles, mais d'une passion orageuse qui scandalisa la petite communauté fermée de la Florence des années 20. A trente-neuf ans, ma mère se retrouva enceinte, au vu et au su de tout le monde. Adriana, son aînée, était déjà mariée et attendait un enfant: Alaide allait ainsi devenir en même temps mère et grand-mère.  

Quand Corinna, la femme de mon père, découvrit l'affaire, elle devint enragée et se répandit partout en récriminations. Ma mère souffrit beaucoup du scandale; nombre de ses meilleurs amis et de ses meilleurs clients la désertèrent. Tous ses proches, à commencer par sa propre mère, lui conseillèrent de se débarrasser de l'enfant. Mais elle refusa. C'est la raison pour laquelle, sans doute, je me suis toujours montré un adversaire acharné de l'avortement. Pour me mettre au monde, ma mère avait défié toutes les conventions sociales; déterminée à me donner la vie, elle sacrifia ainsi une grande partie de la sienne.  

Dans les derniers mois de la grossesse le mari de ma mère mourut. Elle partit se cacher dans la banlieue de Florence où je naquis, dans une petite clinique, le 12 février 1923.  

Alors commencèrent les disputes. La famille Cipriani refusa d'admettre que j'étais le fils posthume du mari de ma mère. On ne pouvait ignorer que, l'année précédente, compte tenu de sa santé déclinante, il était hors d'état de procréer. Tout aussi inflexible, la famille Corsi n'envisagea pas même de m'accepter.

Alaide Garosi, la mère de Franco Zeffirelli

  Seule, une cousine de mon père, Lide, prit le parti de ma mère.  Après ma naissance, elle fut la seule, de ma famille maternelle et de ma famille paternelle, à rendre visite à ma mère. Celle-ci, à qui restaient si peu d'amis, eut en elle le plus indéfectible des soutiens. Il fallait maintenant me trouver un nom. Je ne pouvais utilise celui de ma mère. Légalement, elle aurait dû obtenir l'autorisation de la famille de son mari. Naturellement, il était hors de question de prendre le nom de mon père. Je devins ainsi ce qu’on appelle en Italie un « N.N. » (nescio nomen – « Je ne sais pas le nom »). Selon un cousin de ma mère, celle-ci aimait beaucoup un air de Mozart, dans Cosi fan tutte, qui évoque les zeffiretti, les petits vents, les petits  zéphyrs. Elle avait l’habitude d’appeler « mon petit zeffiretto » les gens qu’elle affectionnait. Apparemment, elle désirait nommer Zeffiretti mais, par suite d’une erreur de transcription sur les registres de l’état-civil, ce nom prit la forme jusqu’alors inconnue de Zeffirelli.

 II - ENFANCE

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La vie n'a guère ménagé Franco Zeffirelli durant ses premières années. Rejetée de toute part, y compris du père de son enfant, Alaide Garosi finit par être contrainte de déménager de Florence à Milan, en novembre 1928, où,  avec son petit garçon de cinq ans, elle s'installa chez sa fille, dans une seule pièce de l'appartement, situé dans les faubourgs.

«Ces mois d'hiver à Milan furent froids et déprimants. Nous ne disposions que d'un petit lit étroit et, la nuit, ma mère m'étreignait comme pour puisser la chaleur et la santé à l'être qu'elle avait créé. [...] Au printemps, gravement malade, sa fragilité devenue était extrême. Un jour, en rentrant du jardin d'enfants, je ne la trouvai plus. Elle avait disparu.»

Conduite à l'hôpital, Alaide Garosi y meurt de tuberculose, dans l'après-midi du 8 mai 1929.

C'est alors qu'une mère de substitution fait irruption dans la vie de Franco Zeffirelli, en la personne de sa tante Lide, la cousine de son père qui, seule, à la naissance du petit garçon, avait prit le parti d'Alaide Garosi.

«Au début de mon existence avec Tante Lide, je me sentais malheureux et j'atais toujours en quête de ma mère. Mais, lentement, la chaleur et l'amour de Lide m'aidèrent à transférer sur elle mon besoin d'affection. J'en arrive à penser maintenant que le seul bienfait que je reçus de mon père, dans mon enfance, ce fut de laisser Lide me servir de mère et de lui donner quelque argent pour mon entretien et mon éducation.»

Franco Zeffirelli et sa «seconde mère», Tante Lide, en 1965

C'est alors que commencèrent à se mettre en place, dans la vie du petit garçon, les différents éléments à partir desquels il était dit que se composerait son avenir.

A commencer par le Théâtre, l'été, tandis qu'il se rend en vacances chez sa nourrice, à Borselli, une bourgade située à soixante-dix kilomètres de Florence.

«Ce fut pendant ces étés chez les paysans que je découvris le théâtre. D'étranges personnages, que les villageois connaissaient et aimaient bien, venaient nous rendre visite un ou deux fois par mois. Ils passaient la soirée autour du feu à reconter des histoires. Des histoires fantastiques, tragiques, classiques, mélangées de faits réels et à des morceaux d'actualité. [...] C'était des maîtres de l'effet dramatiques; l'un d'eux, par exemple, posait toujours une lanterne à côté de lui pour créer des reflets diaboliques sur les murs, un "truc" que j'utilise souvent moi-même dans mes mises en scène. [...] Quand l'été était terminé et que je retournais à Florence, je gardais le souvenir de ces spectacles. Je cherchais un refuge alors dans ce que je pouvais faire tout seul, et je me laissais absorber par des jouets bien particuliers, comme ces petits théâtres, les teatrini, que je fabriquai moi-même. Je construisais des scènes en miniature que je garnissais avec des marionnettes et des décors.»

Vint bientôt ensuite l'Opéra.

«C'est alors que Gustavo, l'amant de ma tante, décida de m'initier aux délices du théâtre professionnel. Je n'avais que hit ou neuf ans quand nous allâmes à l'Opéra de Florence où l'un de ses meilleurs amis, Giacomo Rimini, chantait Wotan dans La Walkyrie de Richard Wagner. [...] Naturellement, je n'y compris rien; mais je fus fasciné par cette incroyable musique. [...] La manière dont j'appréciais La Walkyrie n'avait rien de raffiné : c'était plutôt celle d'un enfant d'aujourd'hui, bouche bée devant La Guerre des Étoiles.»

Puis, l'Église...

«A treize ans, au sortir de l'enfance, le faible sentiment d'appartenance que j'étais en mesure d'éprouver se fixa sur l'Église et sur le Club catholique. [...] Je servais la messe avec les autres enfants et je me rappelle ma première communion, bien qu'elle me parût alors quelque chose d'assez naturel. Ma passion, je la réservais pour une autre activité dans laquelle le Club catholique excellait : le théâtre. Nous étions regroupés en une petite compagnie dramatique - qui ne comportait à l'époque que des garçons -, et nous montions de petites pièces sur des sujets historiques ou bibliques que nous donnions dans les différentes salles paroissiales.»

Et le mélodrame, en l'espèce d'un film dont Franco Zeffirelli, des années plus tard, devait réaliser un remake :

«J'ai toujours été très sensible au cinéma : aujourd'hui encore, je ne crains pas d'y rire et d'y pleurer sans me cacher. Bon spectateur, je "marche" sans retenue. [...] Un film, entre tous, me bouleversa et éveilla des émotions qui ont subsisté jusqu'à ce jour. C'était en 1931, peu après la mort de ma mère, ce qui explique l'impression qu'il produisit sur moi. Il s'agissait du Champion (The Champ), où Wallace Beery joue le rôle d'un boseur déchu, abandonné par sa femme, qui essaie d'élever seul son fils, incarné par Jackie Cooper.»

Enfin, le goût des grands Classiques - par commencer par William Shakespeare, auquel il fut donné à une secrétaire du père de Franco Zeffirelli d'initier le petit garçon.

«Mary O'Neill traduisait les lettres d'affaires de mon père pour l'Angleterre et il en vint à lui demander de me donner des leçons trois fois par semaines. Mary O'Neill habitait une petite chambre sombre, bourrée de meubles et de souvenirs de toute sorte... Au-dessus du buffet trônait une statuette en biscuit de William Shakespeare. Au mur, on voyait une reproduction en couleurs du portrait d'Ellen Terry dans le rôle de Lady Macbeth, par Sargent.» [...] «J'étudiai pendant environ quatre ans avec Mary O'Neil. J'appris la grammaire et la poésie, le théâtre et l'histoire. Quand je sus assez bien la langue, je pus lire les pièces et les sonnets de Shakespeare. [...] Tous deux, nous jouions des scènes choisies dans les grandes pièces. Sa scène favorite était celle du balcon, dans Roméo et Juliette.»

Éléments disparates d'un destin qui se construit petit à petit, auxquels il manquait encore, toutefois, le catalyseur susceptible de les unir en un tout cohérent; un catalyseur qui, bientôt, ne tarderait pas à surgir dans la vie de Zeffirelli, en la personne de l'aristocrate marxisant, esthète raffiné, grand amateur d'art - et de beaux garçons -, metteur en scène de génie : Luchino Visconti.

Rencontre à plus d'un titre déterminante, essentielle même, pour Franco Zeffirelli, mais qui par la suite dut lui paraître parfois quelque peu encombrante, trop enclin qu'on serait à ne voir en lui qu'un élève doué, un disciple que on se plairait à comparer au Maître pour mieux en critiquer les partis pris, alors qu'il serait plus judicieux d'aborder les productions de Zeffirelli en elle-mêmes, comme autant d'expressions éminemment personnelles d'un caractère et d'un tempérament au fond très différents de ceux de Luchino Visconti. 

© Philippe Hemsen